À quinze ans Fay était une fille timide et sage. Quand elle était seule, il lui arrivait parfois de s’imaginer être l’héroïne d’une histoire de la Bible. Elle prenait alors les attitudes les plus dramatiques, se tordait les bras et, un sanglot dans la gorge, les yeux pleins de larmes, elle plaidait avec chaleur devant un tyran invisible et le suppliait afin qu’elle et son peuple fussent épargnés.
Fay était la fille unique et aimée de parents religieux, qui lui avait transmis l’amour du judaïsme et des connaissances solides dans ce domaine.
Puis vint le 10 mai 1940. Les nazis pénétrèrent en Belgique. Le père de Fay fut arrêté dans la rue et emmené avec beaucoup d’autres. Faye et sa mère ne devaient plus jamais le revoir. Le choc fut terrible pour Fay. Une nuit suffit pour faire de l’enfant, jusqu’ici heureuse et insouciante, une adulte d’une impressionnante gravité.
Fay et sa mère durent fuir dans une ferme où elles avaient l’habitude de passer chaque été leurs vacances. Au début le fermier ne fit aucune difficulté pour les accueillir chez lui. Mais, à mesure que le temps passait, il commença à avoir des craintes. Abriter des Juifs sous son toit pouvait lui causer des ennuis de la part des nazis. La mère de Fay pria, insista afin que le fermier les gardât et offrit de payer un prix plus élevé. L’homme finit par accepter.
Bientôt elle se vit obligée de se rendre régulièrement à la ville afin de vendre un à un ses bijoux. Il fallait non seulement payer le fermier, mais aussi pourvoir à sa propre nourriture et à celle de sa fille. Puis le jour vint où, complètement démunie d’argent, il ne lui resta plus un bijou, ni rien d’autre dont la vente pût la tirer d’embarras. Qu’allait-elle faire maintenant ?
La situation des deux réfugiées devint si critique qu’elles n’eurent d’autre choix que d’aller à la ville chercher un moyen de gagner leur vie.
La mère de Fay ne trouva rien pour elle-même, mais elle eût la chance d’apprendre qu’on demandait, dans une famille, une jeune fille pour prendre soin de trois petits enfants. Leurs parents ne pouvaient s’en occuper eux-mêmes, leur travail les obligeant à s’absenter la plus grande partie de la journée. Fay se présenta. On accepta de la prendre à l’essai pour un mois.
Scrupuleuse par nature et aiguillonnée par les circonstances, la jeune fille était décidée à réussir dans son nouvel emploi. Elle aimait les enfants, cela facilitait sa tâche.
Elle découvrit que par une chance miraculeuse, la famille était juive. Pourtant, les petits, bien qu’âgés de sept, huit et dix ans, ne connaissaient aucune histoire de la Bible, aucune bénédiction non plus. Elle se mit en devoir d’y remédier immédiatement. Elle commença à leur parler de D.ieu et de l’immense bonté qu’il avait en réserve pour chacun. Il était si grand, si puissant et si bon à la fois qu’il avait créé le monde et dispensait la vie à tout et à tous. Les belles fleurs, les plantes, les fruits, les végétaux, c’est à Lui que nous les devions. Encore Lui qui faisait briller le soleil, souffler le vent. Lui qui envoyait la pluie. Lui qui envoyait la neige. Bref, Il pouvait tout !
– C’est pourquoi nous rendons toujours grâce à D.ieu, disait Fay. C’est pourquoi aussi nous Le prions, ce qui veut dire que nous Lui demandons de nous donner ce dont nous avons besoin, de nous donner la santé et de nous protéger du mal.
Les enfants écoutaient la bouche bée et les yeux ronds. Comme ils aimaient Fay et comme elle le leur rendait bien !
Bientôt, ils apprirent à dire les bénédictions se référant aux aliments qu’ils mangeaient. Ils apprirent également à dire le « Chema Israël » avant d’aller au lit et, le matin au réveil, le « Modé Ani ». Mais rien ne pouvait les fasciner autant que d’écouter, assis à ses pieds, les histoires des héros et des héroïnes du peuple juif que Fay leur racontait.
Les parents des enfants ne s’opposaient pas à cette initiation aux pratiques juives et aux récits bibliques, malgré la situation dramatique. Cela les amusait même de voir que, dans ce domaine, les connaissances des petits dépassaient maintenant les leurs.
Aussi, ne furent-ils pas trop surpris, en rentrant chez eux un soir d’hiver, de trouver Fay occupée à allumer quelques bougies en chantant une chanson hébraïque, tandis que les enfants tâchaient de l’accompagner de leurs petites voix adorables.
C’était ‘Hanouka et les petits, entonnant « Hanéroth Halalou » avec Fay, ne se tenaient pas de joie et d’impatience, car elle leur avait promis des cadeaux s’ils chantaient bien. Leurs visages rayonnants empruntaient aux lumières des bougies un éclat supplémentaire.
Devant ce spectacle, les parents se sentirent très émus. Ils se rendaient compte maintenant combien ils avaient manqué à leurs devoirs envers les enfants en les laissant dans l’ignorance des merveilles de la religion juive. Quand ils étaient petits eux-mêmes, leurs parents les avaient quelque peu familiarisés avec elle, mais il y avait si longtemps et il s’était passé tant de choses depuis ! Les pratiques juives leur étaient devenues étrangères ; au surplus, les récents événements leur donnaient de sérieuses inquiétudes et posaient des problèmes trop graves pour qu’ils pussent donner leur attention ou leur temps à leurs enfants. Qu’ils étaient reconnaissants d’avoir eu la chance de tomber sur une fille aussi extraordinaire que Fay !
Justement, elle leur racontait maintenant l’histoire du méchant tyran, le roi Syrien Antiochus, l’Hitler de cette époque-là. Il torturait les Juifs pour la seule raison qu’ils étaient Juifs. En même temps, il leur promettait toutes sortes de récompenses s’ils acceptaient d’abjurer leur foi et d’embrasser la sienne. Antiochus disposait d’une armée gigantesque et il menaçait d’anéantir tous les Juifs s’ils n’obéissaient pas à ses ordres. Les malheureux étaient à sa merci. Toutefois, nombreux furent ceux qui fuirent dans les montagnes ou se cachèrent dans les grottes afin de pouvoir continuer à vivre en Juifs. Nombreux furent aussi les braves qui risquèrent leur vie dans des sorties nocturnes afin d’attaquer par surprise les armées syriennes. Les plus intrépides furent le vieux Mattathias et ses cinq fils à la tête desquels se trouvait le brave Judah. Ils s’appelaient les « Macchabées ».
Il arrivait souvent que quelques Juifs fussent capturés. Alors on les soumettait à la torture, mais cela ne les fit guère céder devant le méchant Antiochus.
Parmi ces derniers se trouvèrent une femme nommée ‘Hannah et ses sept fils. La mère et ses enfants furent amenés devant le roi. Il feignit une grande bonté à leur égard et leur promit monts et merveilles s’ils abandonnaient la foi juive et lui révélaient le lieu où se cachaient leurs coreligionnaires.
Devant leur refus obstiné, le roi menaça de mettre à mort ‘Hannah et ses sept enfants. Mais plutôt que de l’écouter ils préférèrent périr.
Cette nuit-là, Fay, après avoir mis au lit les enfants, descendit comme à son habitude au rez-de-chaussée. Elle y trouva un groupe de gens auxquels le maître de la maison la présenta. Leurs visages étaient graves et ils gardaient tous le silence au moment où Fay fit son entrée au salon.
– Fay, dit le père des enfants, je ne puis vous révéler les noms des amis que vous voyez ici, car nous travaillons tous pour le Mouvement de Résistance. Nous avons de bonnes raisons de croire que la Gestapo nous suspecte. Après mûre réflexion, nous avons donc décidé de vous confier un secret d’une très grande importance. J’ai persuadé mes amis qu’ils peuvent se fier entièrement à vous. Au surplus, ils vous ont vu ce soir chanter et raconter aux enfants l’histoire de ‘Hanouka, et ont remarqué votre idéalisme. Chère Fay, il est possible qu’on vienne fouiller cette maison. C’est pourquoi je vous demanderai, allant chez vous pour le week-end, d’emporter notre dossier et notre code secret. Cachez-les quelque part dans la ferme et ne les remettez qu’à l’une des personnes ici présentes. Si quelque chose nous arrive, que D.ieu vous préserve et vous protège.
Fay et sa mère firent de leur mieux pour oublier leurs ennuis, et parvinrent à passer un week-end de ‘Hanouka fort agréable.
Le lundi matin, de bonne heure, elle reprit le chemin de la ville. Soudain elle s’aperçut que deux hommes la suivaient. Avant qu’elle pût les semer, ils pressèrent le pas, la rejoignirent et, produisant l’insigne de la Gestapo, déclarèrent qu’ils avaient l’ordre de l’amener au quartier général.
Fay ne put que les suivre. À son arrivée, elle fut interrogée sur le couple qui l’employait et sur ce qu’elle savait au sujet de leurs activités dans le Mouvement de Résistance. Elle feignit la surprise. Sans hésiter, elle assura qu’elle n’avait connaissance d’aucune activité de ce genre. Tout ce qu’elle savait c’est que les deux personnes qui l’employaient étaient dans les affaires ; au surplus, elle pouvait témoigner de leur extrême correction ; ils la traitaient avec beaucoup de considération et appréciaient les soins qu’elle donnait à leurs enfants.
Tandis que l’interrogatoire se poursuivait, la porte s’ouvrit tout à coup et l’on introduisit un jeune couple. Pleine d’horreur, Fay les reconnut instantanément. Ce n’étaient autre que deux des membres du groupe rencontrés dans la maison de ses employeurs, et qui lui avaient été présentés comme faisant partie du Mouvement de Résistance.
– Connaissez-vous ces personnes ?, lui demanda un agent de la Gestapo.
– Je ne les ai jamais vues de ma vie, répondit-elle d’une voix ferme en regardant droit dans la direction des nouveaux venus. Aussitôt elle crut lire dans leurs yeux un sentiment de soulagement.
– Faites attention, ma petite demoiselle, continua le chef de la Gestapo, nous avons les moyen de vérifier si vous dites la vérité.
Et, se tournant vers les officiers postés devant la porte, il dit :
– Emmenez ces deux-là et ramenez-les-moi quand vous leur aurez fait entendre un peu raison. Ils nous raconteront sans doute une autre histoire.
Fay et le jeune couple se regardèrent, mais aucun d’eux ne broncha. Le moindre signe pouvait les trahir. La jeune fille sentait son cœur battre avec violence et ses mains étaient de glace. Quelles pouvaient être les intentions de la Gestapo à son égard ? Elle était décidée à ne pas parler, même si on devait la torturer, même si elle devait succomber aux souffrances. Oui, elle aussi, comme la courageuse ‘Hanna, se sentait prête à affronter la mort.
Mais le jeune couple ? S’ils cédaient, si leurs forces les abandonnaient, qu’arriverait-il ?
Pauvre Fay ! Des heures durant, infatigablement, les officiers de la Gestapo l’interrogèrent, essayant de l’empêtrer dans ses propres réponses. Ils allaient la rendre folle. Elle avait envie d’hurler. Il ne lui était pas facile, dans ces conditions, de garder intacte sa résolution.
Pour mettre le comble à son désarroi, l’un des officiers finit par lui coller le canon de son revolver au front en criant : « Si vous vous obstinez à ne pas parler, je tire ! »
À bout de forces, Fay put encore répondre : « De quoi parlerai-je si je n’ai rien à dire ? » Puis elle ne sentit plus rien.
« J’ai dû perdre connaissance », pensa-t-elle quand elle se retrouva dehors, sans savoir comment, dans la rue, assise à la porte d’une maison. Où était-elle ? Elle se frotta les yeux, porta la main à son front. Ah ! oui, elle s’en souvenait maintenant, ils avaient voulu la tuer. Mais pourquoi ne l’avaient-ils pas fait ? Qu’est-ce qui les en avait empêchés ? Mais il ne servait à rien de perdre son temps à des questions oiseuses. Vite, vite, il fallait retourner à la ferme. Elle y courut.
Quand elle y arriva, elle raconta immédiatement tout ce qui venait de se passer à sa mère. Cette dernière dépêcha sur le champ la fille du fermier auprès des enfants pour qu’elle les ramène. Il fallait les mettre en lieu sûr.
Quand les petits arrivèrent, Fay s’occupa d’eux comme d’habitude. En les déshabillant pour les mettre au lit, elle trouva un billet épinglé aux sous-vêtements du plus jeune d’entre eux. Les parents y priaient la jeune fille de prendre soin de leurs enfants jusqu’au jour où il n’y aurait aucun danger pour eux de revenir. Ils la remerciaient de tout ce qu’elle avait fait et ferait encore pour eux, et espéraient que D.ieu la récompenserait comme elle le méritait.
Fay, sa mère et les trois enfants réussirent par miracle à gagner l’Amérique. Ils n’eurent plus de nouvelles des parents des enfants, et Fay se fit un devoir de veiller à ce que, instruits et éduqués comme il se doit, ces derniers soient, dès leur enfance, de bons Juifs.